Les universitaires et l’anxiété

Pour la plupart d’entre nous, apprendre que nous avons une malformation du cerveau serait une très mauvaise nouvelle. Pour Nicole Wilson, c’était la pièce manquante du puzzle de sa vie qui, enfin, expliquait tout.

« Ce diagnostic a tout changé. Une image montrait que quelque chose n’allait pas dans mon cerveau, se rappelle-t-elle. Les gens qui balayaient du revers de la main mes problèmes de santé ont fait volte-face du jour au lendemain. »

Mme Wilson, 51 ans, enseignante à temps plein au dépar­tement de mathématiques de l’Université de Lethbridge, combattait la dépression depuis quarante ans et était affligée d’autres maux bizarres comme une douleur extrême lorsqu’elle éternuait. Après avoir tenté de se suicider, elle a été hospi­talisée contre sa volonté pendant un mois dans un ser­vice psychiatrique.

« Certains pensaient que je cherchais de l’attention, d’autres me disaient simplement d’avoir une attitude plus positive », dit-elle.

Puis le diagnostic est tombé : malformation de Chiari. L’IRM montrait qu’une partie de son cerveau pendait littéralement dans le canal rachidien. Aujourd’hui, 18 mois après l’opération chirurgicale, Nicole se confie sur son site web : « Le 24 novembre 2016, on m’a mis une fermeture éclair à l’arrière de la tête et ma vie a basculé. » Éloquent.

On entend davantage parler d’histoires comme celle-ci, car les préjugés entourant la maladie mentale en milieu de travail s’effacent lentement. Néanmoins, des personnes conti­nuent de garder le silence sur leur souffrance — des hommes, majoritairement — et n’ont jamais consulté un médecin à ce sujet. À cause de ce silence, et du caractère « invisible » de la maladie, il est toujours difficile de parler de maladie mentale et de poser des diagnostics, voire des diagnostics précis.

L’Association canadienne pour la santé mentale (ACSM) définit la maladie mentale comme une variété de troubles mentaux pouvant être diagnostiqués et les troubles mentaux comme des états de santé caractérisés par une altération de la pensée, de l’humeur ou du comportement (ou une combinaison de ces éléments) accompagnée de détresse ou d’un dysfonctionnement ou des deux.

Les statistiques illustrent bien l’incidence de la maladie : on estime qu’un Canadien sur cinq aura un problème de santé mentale au cours d’une année donnée; à 40 ans, environ 50 % de la population sera, ou aura été, atteinte d’une maladie mentale; la maladie mentale touche les personnes de tous âges, de tous niveaux scolaires et de revenu et de toutes les cultures; et environ 8 % des adultes éprouveront une dépression majeure à un moment quelconque durant leur vie.

Les coûts économiques s’élèvent à des dizaines de milliards de dollars par an, pour le système de santé canadien et pour les personnes et les organisations qui assument le coût des absences au travail pour des états de dépression et de dé­tresse qui ne sont pas traités par le système de santé.

Nous sommes loin de connaître toutes les causes. Pour l’ACSM, la maladie mentale est « une interaction complexe de facteurs génétiques, biologiques, de personnalité et environnementaux ».

Les spécialistes s’entendent toutefois pour dire que le chemin qui conduit à une bonne santé mentale varie d’une personne à l’autre et d’un genre à l’autre et suppose de trouver un équilibre dans les différents aspects de la vie : physique, éco­nomique, social, spirituel et mental.

Ivy Bourgeault, professeure à l’École de gestion de l’Université d’Ottawa et titulaire de la Chaire de recherche des Instituts de recherche en santé du Canada sur le genre, le travail et les ressources humaines en santé, s’intéresse particulièrement à la relation entre le genre et le milieu de travail et son influence sur la santé mentale. Elle affirme que les cadres de travail types dans le secteur de l’éducation postsecondaire présentent des stresseurs et des facteurs environnementaux particuliers qui se répercutent sur la santé mentale des universitaires canadiens et de leur entourage.

« Il est important de reconnaître que les universités sont des patriarcats. Ce milieu masculin hypercompétitif est certes néfaste pour la santé mentale des hommes, mais il complique singulièrement le parcours des femmes qui y évoluent. »

La chercheuse est d’avis que les femmes dans des professions traditionnellement masculines, comme la médecine, la dentisterie et la comptabilité font face à des défis semblables, mais ne présentent pas ce qui est une particularité de leurs consœurs du milieu académique : l’anxiété.

Son étude pilote préliminaire sur des groupes professionnels — universitaires, médecins, dentistes, comptables, personnel enseignant et infirmier — révèle que seuls les universitaires désignent l’anxiété comme leur principal problème de santé mentale.

« Nous disposons de connaissances assez solides sur l’anxiété au sein du milieu académique et nous avons des témoignages d’hommes et de femmes », dit Mme Bourgeault. Elle ajoute que cette constatation, si elle est propre au milieu, n’est pas surprenante.

« Nous vivons dans un environnement fortement axé sur la performance. Notre travail est continuellement mesuré et l’évaluation par nos pairs de nos articles et de nos demandes de financement est souvent négative, fait-elle remarquer. La moindre de nos tâches est quantifiée. Combien avons-nous publié d’articles? Quel est leur impact? Combien de fois avons-nous été cités? »

De surcroît, les femmes se heurtent à d’autres difficultés durant leur grossesse et leur congé de maternité. Mme Bour­geault avance l’hypothèse que le travail académique est plus stressant qu’avant en raison des exigences accrues, mais elle déplore la rareté relative de données longitudinales qui pourraient éclairer les changements dans les conditions de travail et la santé mentale.

Un changement touchant de nombreux professeurs est toutefois dans la mire de l’ACPPU : la hausse de 100 % de la proportion de contractuels dans les effectifs académiques depuis 1999 (contre une augmentation de seulement 14 % des professeurs réguliers pendant la même période).

On estime qu’au Canada, le tiers des professeurs est constitué de chargés de cours peu rémunérés. Les histoires de stress au travail abondent.

« Je ne suis pas admissible à un prêt hypothécaire. J’ai fait une croix sur mon désir d’avoir des enfants, parce que j’estimais que c’était trop risqué sans un emploi et un revenu stables », raconte Deborah Simpson, une chargée de cours à l’Université de Regina depuis huit ans.

Mme Simpson, qui se présente comme l’exemple-type de l’universitaire sous-employée, a d’abord dû payer elle-même ses études de doctorat au Royaume-Uni, puis a enchaîné les contrats de travail, qui ne lui ont jamais permis de se concentrer vraiment sur ses recherches, elles aussi autofinancées.

Le coup de grâce lui a été porté dans une entrevue pour décrocher un poste menant à la permanence. On lui a reproché la minceur de son dossier de publications. La seule évocation de cet échec fait remonter en elle la colère et la frustration qu’elle avait alors ressenties. Mme Simpson a décidé de renoncer à la carrière professorale rêvée pour préserver sa santé mentale.

Marianne Jacobsen, présidente du comité de défense des intérêts des chargés de cours au sein de l’association du personnel académique de l’Université de Regina, a été témoin de la détresse de Deborah et corrobore son histoire.

« C’est très stressant d’être un chargé de cours, parce qu’on n’a pas l’assurance d’un revenu continu », dit Mme Jacobsen, qui multiplie elle-même les contrats d’enseignement de quatre mois, tout en effectuant un stage postdoctoral. Elle soutient que le stress et l’anxiété ressentis par les contractuels acadé­miques se propagent dans toute la communauté universitaire, jusqu’aux professeurs réguliers — relativement moins nombreux qu’avant — et aux étudiants.

Mme Bourgeault observe que, si plusieurs universités accordent des congés en cas de maladie mentale ou physique, les malades se font parfois tirer l’oreille pour les prendre. De plus, à leur retour au travail, ils bénéficient rarement d’un allègement de leur charge de travail et sont souvent en butte à l’hostilité de collègues.

« D’un côté, la profession génère naturellement de l’anxiété, et de l’autre, elle fait l’objet de peu d’aménagements. Les collègues se demandent pourquoi un tel n’est pas au travail, s’il a droit à un traitement particulier, etc. Cela suscite beaucoup d’animosité. »

La chercheuse croit que les universitaires à des postes de direction devraient recevoir une formation en ressources humaines afin d’apprendre à gérer de manière plus appropriée les questions relatives à la maladie mentale, comme les aménagements et les congés.

« La plupart des universités n’exigent pas que leurs gestionnaires aient des compétences et une formation en gestion. C’est frustrant, conclut-elle. Il est nécessaire de revoir les structures en profondeur pour rendre nos milieux de travail plus fonctionnels. »

 

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