« Nous sommes une génération analphabète sur le plan émotif » : le mal-être ravage les campus

À l’Université McGill, les demandes aux services d’aide psychologique ont littéralement explosé. Un étudiant sur trois déclare que le stress, l’anxiété ou la dépression interfère avec ses études. Des jeunes au bord de la crise de nerfs? L’épidémie de mal-être touche non seulement cette institution montréalaise, mais toutes les universités canadiennes.

Un texte d’Émilie Dubreuil

Avoir accès à la maison Thomson, rue McTavish, est un privilège réservé aux étudiants des cycles supérieurs. Avec ses boiseries, ses murs lambrissés et son plafond de plâtre moulé, l’élégant manoir acquis par l’Université McGill en 1968 respire le luxe d’antan. Les étudiants aiment y prendre une bière ou étudier dans les petits salons confortables.

Par les fenêtres du manoir, on aperçoit diverses équipes sportives qui s’entraînent sur le réservoir. On entend les cris joyeux qu’on associe aux efforts sportifs sains. C’est le printemps dans cette sorte de carte postale de campus idéal où des étudiants privilégiés évoluent dans un univers idyllique.

Or, l’envers du décor est troublant. Sur ce campus, presque un étudiant sur trois (30 %) souffre d’anxiété, de dépression ou de stress sévère. En fait, il y a tellement d’étudiants en détresse psychologique que les demandes d’aide ont augmenté de 25 % en cinq ans et que l’université peine à fournir des ressources suffisantes pour y faire face.

Au risque d’y laisser des plumes

« J’ai grandi dans la ouate, sans avoir vécu de problèmes notables et puis, lors de ma deuxième année d’université, à 21 ans, je suis devenu irritable, un rien me faisait sortir de mes gonds, confie Ryan Golt, étudiant à la maîtrise en psychologie. Je me sentais complètement isolé, j’avais toujours envie de dormir, ça n’allait pas du tout. »

Avec un grand sourire plein de candeur, il explique qu’il vient d’être admis au doctorat à la prestigieuse Université Harvard. Il est surtout encore un peu surpris de s’être rendu là et d’avoir terminé son baccalauréat, ce qui lui permet de passer du temps dans le chic manoir Thomson.

« La dépression n’a pas eu raison de mon parcours académique, nuance-t-il, mais j’aurais pu y laisser beaucoup plus de plumes et ne jamais terminer mes études. »

Malgré ses cours de psychologie, Ryan Golt a mis des mois avant de comprendre qu’il faisait bel et bien une dépression.

Je dirais que nous sommes une génération analphabète sur le plan émotif.

Ryan Golt

Aujourd’hui, marqué par son expérience, le jeune homme fait de la recherche sur le phénomène de la dépression chez les étudiants universitaires et milite pour une meilleure santé mentale sur le campus, car « nous traversons une crise de santé publique », dit-il.

Soutien psychologique et taï-chi contre le mal-être

Cette « crise » de mal-être chez les étudiants est assez connue et étudiée au Canada anglais.

En 2016, l’Institut de recherche américain en santé universitaire révélait des chiffres saisissants. Après avoir sondé 43 000 étudiants sur 41 campus canadiens dans le cadre de son évaluation nationale sur la santé dans les collèges, l’institut rapportait que 18 % des étudiants déclaraient avoir reçu un diagnostic de « syndrome d’anxiété » et 15 %, de dépression.

Quelque 13 % des étudiants avaient eu des idées suicidaires, et 9 % s’automutilaient. Enfin, 2 % des étudiants rapportaient avoir déjà fait des tentatives de suicide.

Bien qu’on en parle moins, les universités francophones vivent, elles aussi, une explosion des demandes d’aide liées à la détresse psychologique. À l’Université de Montréal (UdeM), on estime que le nombre de demandes d’aide a explosé.

« J’ai vu la clientèle augmenter en nombre, mais ce n’est pas tout. Nos cas sont beaucoup plus lourds aussi », raconte Dania Ramirez, coordonnatrice au centre de soutien à la réussite de l’institution depuis la fin des années 90.

« On fonctionne à pleine capacité. Alors, on a un système pour détecter les urgences, pour ne pas échapper d’étudiants, et on a mis plein de mesures en place pour essayer de les aider autrement que par de la thérapie individuelle », explique-t-elle.

Séances de yoga et de taï-chi, conseils de spécialistes, service de massothérapie sur chaise et de coiffure, aromathérapie : lors de la fin de session à l’automne, les « services aux étudiants » organisent toutes sortes d’activités pour aider tout un chacun à se calmer, à rester zen.

Le service d’aide aux étudiants de l’UdeM a aussi créé ce qu’on appelle un « webinaire » pour que les étudiants qui en ont besoin puissent clavarder avec un thérapeute.

Too Much

Alors pourquoi? Pourquoi les étudiants vivent-ils autant de détresse?

D’abord, difficile de dire si les étudiants vivent plus de problèmes d’ordre anxieux qu’avant ou s’ils demandent, simplement, plus d’aide. Mais les spécialistes consultés ont tous tendance à croire que cette génération serait, effectivement, plus malheureuse.

L’expression anglophone too much (trop) pourrait résumer à elle seule ce qui mène cette génération dans des états anxieux ou dépressifs.

À l’Université McGill, la spécialiste de la question, la professeure Nancy Heath, explique que les « stresseurs » actuels font des ravages.

La recherche nous montre que les jeunes vivent plus de stress globalement que par le passé.

Nancy Heath, professeure à l’Université McGill

« D’abord, leurs pairs. Il y a 20 ans, si un jeune vivait des problèmes avec ses camarades de classe, il pouvait prendre une pause à la maison ou dans son quartier ou dans un autre groupe social, souligne-t-elle. Avec les réseaux sociaux, les problèmes relationnels le suivent partout ».

Mme Heath rappelle aussi que le niveau de stress est plus élevé dans les familles, ce qui de facto a un impact sur celui des jeunes. Enfin, la chercheuse pointe du doigt le rapport aux événements d’actualité : « les catastrophes du monde les accompagnent dans leurs téléphones ».

À l’Université de Montréal, Dania Ramirez cible ce même « trop » qui mène les étudiants à brûler, en quelque sorte, leurs moteurs. « On leur en demande beaucoup, dit-elle, en soupirant. Nos étudiants sont souvent hyper performants. Outre leurs domaines d’étude, ce sont des athlètes, des musiciens, des polyglottes, ils voyagent, etc. Mais à un moment donné, un être humain a des limites. »

Être étudiant est beaucoup plus exigeant qu’avant, estime pour sa part Ryan Golt.

« On nous demande de faire du bénévolat pour bonifier notre curriculum vitae, beaucoup d’entre nous travaillent à temps partiel. La pression est très forte. Beaucoup ressentent de la pression pour performer sur les réseaux sociaux. Ça ne nous donne pas le temps de faire du sport, avoir des loisirs, etc. C’est too much », résume-t-il.

Une génération plus fragile?

L’anthropologue Samuel Veissière, avec sa tuque et ses tatouages, a l’air de sortir tout droit d’un groupe grunge des années 90. On est loin de l’idée qu’on peut se faire d’un professeur à la prestigieuse faculté de psychiatrie sociale de McGill.

Le chercheur, spécialiste de la cognition, étudie en ce moment ce qu’il appelle « la montée de la fragilité » dans cette nouvelle génération d’étudiants.

« J’encadre des étudiants en médecine à qui l’on dit dès le départ : “Vous serez anxieux, vous serez en dépression, mais nous vous aiderons à passer au travers” », explique-t-il. « Pour moi, qui étudie l’hypnose, cela ressemble à une suggestion : on invite les étudiants à interpréter leurs expériences et leurs angoisses à travers le prisme de la santé mentale. Autrement dit, conclut le chercheur, on les encourage, d’une certaine façon, à médicaliser des passages à vide bien réels, mais qui pourraient être vécus autrement. »

Le chercheur remarque que cette « crise » de santé mentale sur le campus coïncide avec d’autres phénomènes.

« On remarque que les étudiants nés après 1994 ont beaucoup de demandes. Ils veulent de l’aide psychologique, ils veulent aussi plus de sécurité physique sur le campus et réclament, en plus, la sécurité psychologique, souligne-t-il. Beaucoup ne veulent pas, dans leurs cours, être exposés à des contenus qui pourraient les éprouver. Cela est dangereux parce que certains professeurs ont peur ou s’autocensurent. »

Tomber, puis se relever

De l’autre côté du campus, au département de littérature, l’écrivain et professeur Alain Farah confirme que « la montée de la fragilité » est effectivement une nouvelle donne dans les salles de classe.

« Il y a à peine 15 minutes, avant de vous recevoir, une étudiante est venue me dire que L’Amant de Marguerite Duras, l’oeuvre que nous étudions en ce moment, la déstabilisait énormément. Au semestre dernier, une étudiante m’a confié faire des crises de panique avant mes cours », raconte-t-il.

Le problème est complexe et demande aux professeurs d’être extrêmement vigilants.

« Le risque, c’est qu’il ne faut pas mélanger les choses, dit Alain Farah. Les universités peuvent garantir des lieux sécuritaires, mais il faut développer un esprit critique chez les étudiants en préservant un territoire mental libre de censure. On ne peut apprendre aux gens à penser s’ils ne sont pas confrontés dans leurs idées. »

À McGill comme ailleurs, on cherche des moyens d’aider ces jeunes. Ryan Golt, qui a fondé le groupe « Stronger than Stigma » (qu’on pourrait traduire par : « Plus forts que les préjugés »), mise sur l’aide par les pairs.

Alors qu’il s’apprête à quitter la jolie maison Thomson pour aller à son cours, il exprime une idée qui n’a rien de nouveau, dans la mesure où une épreuve est souvent la pire et la meilleure chose qui puisse arriver à quelqu’un. De ces événements qui changent la vie et qui, selon l’adage, rendent plus forts.

Il est important, parfois, de tomber pour comprendre que l’on peut se relever, et je me demande si notre génération a appris à tomber.

Ryan Golt, étudiant

 

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